De plus en plus de salariés sont confrontés à des situations de mal-être ou de souffrance au travail. Selon l’Institut Français de veille sanitaire, 480 000 salariés français seraient en souffrance ou en détresse psychologique au travail. Ces situations posent aux employeurs un redoutable défi, car depuis 2015, ils ont une obligation de moyens renforcés vis à vis de la sécurité et de la protection de la santé physique et mentale des travailleurs. De plus, ces situations ont des impacts mesurables sur la performance des entreprises. Il est donc primordial d’identifier et de traiter la souffrance au travail dans les entreprises.
Dans cet article, nous explorerons d’abord les causes et les effets de la souffrance au travail, puis nous aborderons les mesures à prendre pour les prévenir et les traiter efficacement. Que vous soyez employeur ou salarié, ce guide vous fournira les principales clés nécessaires pour reconnaître et traiter la souffrance au travail.
Qu’est-ce que la souffrance au travail ?
« La pire souffrance est dans la solitude qui l’accompagne »
André Malraux
La souffrance au travail est un état douloureux lié à l’activité professionnelle. Il se manifeste par des symptômes physiques et psychologiques qui entraînent des effets négatifs sur la santé ainsi que, le plus souvent, un repli sur soi et un risque de détérioration des relations avec les autres.
Les composantes de la souffrance au travail
Il n’y a pas de souffrance au travail sans travail, au sens où c’est le contenu même du travail et de sa production qui sont à l’origine des difficultés : organisation du travail dysfonctionnante, process mal définis ou mal compris, dilutions des responsabilités, articulation des tâches et des missions peu claires, délégations confuses, surcharge ou sous-charge de travail, déséquilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, écart entre le travail prescrit et le travail réel, communication de l’information insuffisante, ou encore difficultés relationnelles entre collègues ou avec la ligne managériale.
Certains environnements favorisent la souffrance au travail : charge émotionnelle intense et sentiment d’insécurité dans les relations aux clients ou aux usagers, réorganisations/restructuration perçues comme insuffisamment accompagnées induisant une perte de sens, conflits de valeur par rapport aux attentes managériales ou aux prescriptions, intensité dans la charge de travail, travail sous pression, injonctions contradictoires…
Le manque de reconnaissance du travail, pas seulement financier mais au sens du « beau » ou du « bon » travail, le manque de latitude décisionnelle ou de soutien social de la hiérarchie ou des collègues, sont aussi des marqueurs invariants qui peuvent, conjugués à d’autres ou entre eux, générer ou amplifier la souffrance au travail.
Encore davantage depuis le Covid, le monde du travail se dématérialise, se digitalise dans un processus d’accélération permanent. Le travail à distance et ses corollaires – liens virtuels, perte des espaces naturels de régulation et de communication, perte de repères identitaires dans les entreprises avec le développement du flex office, pour l’optimisation des espaces de travail – peuvent également être source de souffrance. Des études ont d’ailleurs démontré par le passé que dans les équipes virtuelles, la probabilité que les personnes emploient une approche non coopérative (évitement, autorité) est plus forte que dans les équipes qui travaillent en face à face (Jarvenpaa et Leidner – 1999).
La souffrance au travail s’installe souvent à bas bruit et s’ancre dans le quotidien auprès de salariés démunis pour en sortir. Elle ne connaît pas de règles statutaires, dans le sens où elle peut toucher tout le monde indifféremment, salariés, N+1, N+2, à n’importe quel moment du parcours professionnel. Autour de vous, des collègues, des collaborateurs, des managers vous paraissent en situation de souffrance? Vous souhaitez agir, mais vous ne savez pas précisément comment. Quelques éclairages complémentaires dans la suite de cet article.
Risques psychosociaux au travail
Ces différents contextes favorisent les risques psycho-sociaux dont la souffrance au travail est l’un des marqueurs, en mettant en jeu des interactions pathogènes entre les salariés, le travail et l’organisation.
Comme l’exprime le sociologue Michel GOLLAC, dans un rapport du collège d’expertise sur la prévention des risques psychosociaux (2011), ce qui fait qu’un risque pour la santé au travail est psychosocial, n’est pas sa manifestation, mais son origine. Il y a risque pour la santé mentale, physique et sociale, engendrés par les conditions d’emploi et les facteurs organisationnels et relationnels susceptibles d’interagir avec le fonctionnement mental. Le travail devient facteur de risque psychologique pour les salariés et les enferme dans leur situation de souffrance.
Harcèlement moral et souffrance au travail
Le harcèlement moral réel ou supposé est à l’origine de situations de souffrance. C’est notamment le cas lorsqu’il est tu et que les salariés qui considèrent subir des propos ou agissements inappropriés n’ont pas les clés pour pouvoir en sortir, notamment par un signalement auprès de l’employeur qui est tenu d’assurer la responsabilité de la sécurité physique et mentale des travailleurs. Il est alors tenu de diligenter une enquête, interne ou réalisée par un professionnel extérieur, afin de caractériser d’éventuels faits de harcèlement, y mettre un terme et prendre le cas échéant des sanctions disciplinaires. A défaut, il manque à son obligation de prévention (cour de cassation, chambre sociale 27/11/19 n°18-10551).
Agissements du quotidien (par exemple discourtoisie, pratiques vexatoires), attitudes conduisant à l’isolement (traitement différencié, discrimination, reproches et dénigrement..), agissements de type persécution (contrôle excessif, observation ou surveillance..), ou encore agissements sur le contenu du travail (consignes confuses, critiques systématiques, demandes incessantes de modification du travail effectué…) le registre est large et la souffrance est présente quelle que soit la forme du harcèlement.
Les effets de la souffrance au travail
Conséquences sur la santé
Stress, anxiété, dépression, burn out, troubles musculo-squelettiques, maladies cardio-vasculaires, accidents du travail, jusqu’au risque de suicide, caractérisent la souffrance au travail sur le plan individuel et entraînent des conséquences qui affectent aussi le collectif : absentéisme, avec des arrêts répétés notamment de courte et moyenne durée parfois préalables à un arrêt de longue durée pour cause de burn out, baisse de la productivité, inaptitude au poste de travail, épuisement professionnel de la personne en souffrance voire des salariés amenés à la remplacer, retentissement sur l’image de l’entreprise, sur la marque employeur, pertes de qualité et de performance.
Conséquences sur la performance de l’entreprise
Les baromètres de satisfaction et d’engagement se multiplient depuis quelques années dans les entreprises. Des études ont mis en évidence que l’augmentation du taux de satisfaction des salariés entraînerait mécaniquement une augmentation du chiffre d’affaires et de la marge opérationnelle. La souffrance au travail affecte en effet la santé des salariés mais aussi la santé des entreprises et organisations, dans le sens où l’équation « un salarié heureux fait un client heureux et inversement », n’est plus de mise lorsque le salarié souffre.
En effet, le regard positif d’un client sur un service délivré avec qualité et compétence, rejaillit généralement sur la fierté au travail de celui ou celle qui le délivre. Dans un cercle vertueux, la satisfaction au travail renforce l’engagement, la qualité du service rendu, et par conséquent le retour positif du client. Ce retour vient renforcer l’engagement du salarié dans ses missions.
Inversement, le premier signe de la souffrance au travail, notamment lorsqu’elle est due à des difficultés relationnelles avec des collègues ou son manager, est une forme de désengagement, en lien avec le temps de « rumination » autour du conflit, de ce que l’autre a dit, a fait, ou n’a pas dit et n’a pas fait, autour des perceptions et des interprétations.
La qualité du travail, l’engagement et la motivation, sont affectés par la dynamique conflictuelle, qui épuise et sature une énergie habituellement consacrée à la bonne réalisation des missions.
Comment prévenir la souffrance au travail ?
Rappelons l’obligation légale de l’employeur, déjà évoquée plus haut, de préserver la santé et la sécurité des salariés, et de prendre les mesures nécessaires pour prévenir les risques professionnels, notamment les risques psychosociaux. Cette prévention passe tout d’abord par une analyse des signaux dans l’entreprise.
Analyser les risques de l’entreprise
Il revient donc à l’employeur de mettre en place une démarche de prévention de la souffrance au travail, qui suppose en premier lieu un diagnostic et une évaluation des facteurs de risque ou de stress, une définition d’un plan d’action, un suivi régulier et une évaluation des résultats avec des actions correctives.
L’employeur a pour obligation d’évaluer tous les risques, y compris psycho-sociaux, dans le document unique d’évaluation des risques professionnels, ou DUERP, et d’établir un plan d’action relatif à ces risques dans le cadre du programme annuel de prévention des risques professionnels.
Parmi les actions possibles, la mise en place d’espaces de discussions sur le travail, ou espaces de facilitation, est un dispositif précieux pour permettre individuellement et collectivement à des équipes de travail de prendre un temps d’échange et de prise de recul sur les points d’appui et les points de difficultés, leur regard sur le vivre ensemble et sur les modes de fonctionnement de l’équipe, leur vécu au sein du collectif, la réaffirmation de leurs valeurs et de leur place dans les coopérations.
L’employeur peut également faire intervenir un tiers extérieur pour un diagnostic socio-organisationnel, portant à la fois sur les relations de travail et l’organisation du travail. Des entretiens individuels confidentiels permettent à chacun de s’exprimer sur les facteurs de succès mais aussi sur la perception des risques, au sein de son équipe, liés aux modes de fonctionnement, aux coopérations,aux relations de travail au quotidien. L’intervenant(e) établit ensuite une synthèse qui restitue en miroir à la ligne managériale et au collectif les principaux constats et plans d’action proposés, de façon anonymisée.
Analyser les signaux dans l’entreprise
L’employeur se doit de prendre en considération, et même de susciter les remontées concernant :
- les appels, les alertes des salariés sur l’ambiance de travail
- la situation de souffrance d’un salarié
- les échanges et interactions négatives entre salariés – altercations, violence verbale ou physique, allégations de harcèlement, attitudes discriminatoires etc.
Il doit alors prendre toutes les mesures utiles pour régler ces situations et les conflits qui y sont liés.
En matière de harcèlement tout particulièrement, il revient à l’employeur de démontrer avoir mis en place une politique de fond pour prévenir les risques psychosociaux, avoir réagi immédiatement à des faits de harcèlement, avoir pris toutes les mesures de prévention nécessaires pour faire cesser la situation et mis en oeuvre des actions d’information et de formation afin de prévenir la survenance de faits de harcèlement (Cour de cassation, chambre sociale, 1er juin 2016, n° 14-19.702).
Traiter les conflits entre personnes
Plusieurs études mettent en évidence que les problématiques relationnelles sont la première cause de souffrance au travail. Les conflits avec la hiérarchie ou les collègues seraient à l’origine de près de 30% des appels d’urgence liés à la santé mentale des salariés(plateforme d’écoute prosconsult, 2018).
Les problématiques conflictuelles dans les relations de travail sont légion dans les organisations. On ne parle pas ici des simples désaccords, mais des divergences, nourries au quotidien par des antagonismes qui se multiplient, qui s’installent, se répètent, s’amplifient Le conflit mène à une personnalisation agressive des relations et la polarisation des positions autour de clans opposés qui prennent parti pour l’un ou pour l’autre. L’émotionnel prend le dessus et, à la différence du simple désaccord, le raisonnement n’est plus accessible tant sont exacerbées les réactions affectives, cognitives et comportementales.
Ces situations conflictuelles sont à l’origine de risques psychosociaux ; il a d’ailleurs à plusieurs reprises été démontré à l’issue de différents procès, qu’un employeur qui laisse durablement s’installer une situation de conflit, manque à ses obligations contractuelles (Soc. 17 oct 2012, n°11-18.208, rehet, D.2013.1026, obs. P. Lokiec et J. Porta).
Les médiateurs sont spécialistes des situations conflictuelles. Tiers extérieur de confiance, ils proposent aux personnes concernées si elles en sont d’accord, un espace de dialogue, régi par des règles d’écoute et de respect, et protégé par la confidentialité. En médiation, la parole circule, les nœuds relationnels se desserrent petit à petit par l’expression et l’écoute mutuelle ; une forme de compréhension réciproque de ce qui fait problème pour chacun, bien au-delà de l’objet apparent du conflit, devient possible.
« Tout conflit est l’expression d’un besoin non satisfait » disait Marshall Rosenberg, le fondateur de la Communication Non Violente (« Les mots sont des fenêtres, ou bien ce sont des murs » Ed. La Découverte). En médiation, les attentes et les besoins sont explicités, sont entendus, et permettent une qualité d’échange qui rompt avec les habitudes de fuite ou d’attaque, d’évitement ou de mise à distance, ou encore d’altercations verbales qui nourrissent l’escalade conflictuelle.
Rappelons également que l’article L1152-6 du code du travail prévoit qu’une “procédure de médiation peut être mise en œuvre par toute personne de l’entreprise s’estimant victime de harcèlement moral, ou par la personne mise en cause.” C’est comme ça que c’est écrit dans le code du travail, je l’ai mis entre guillements. Sinon on peut enlever les guillemets et mettre processus à la place de procédure
Un faisceau d’acteurs
Les salariés en souffrance doivent aussi être informés des dispositifs d’aide auxquels ils peuvent faire appel, notamment à travers les réseaux d’acteurs susceptible de les accompagner : outre leurs managers, les acteurs RH de proximité, ou encore les élus du CSE, on évoquera la médecine du travail, les psychologues du travail, assistantes sociales, référent éthique ou référent Qualité de Vie au travail quand ils existent, cellules d’écoute etc
Les représentants du personnel jouent un rôle important dans la prévention, ou l’alerte sur les situations de souffrance dont ils sont les dépositaires ou les témoins. Il n’est pas rare que des élus du CSE suggèrent à l’employeur de mettre en place un dispositif adapté à la situation : médiation, facilitation relationnelle, enquête harcèlement, enquête de climat social… Ces échanges sont essentiels pour la consistance du dialogue social et la protection des salariés.
Des études tendent également à démontrer que le salarié a également un rôle à jouer dans la prévention et la réduction de la souffrance au travail et la recherche de relations de travail positives : notamment en étant attentif au bien vivre ensemble et en favorisant dans le collectif des relations animées par l’écoute, la coopération et le respect, mais aussi l’assertivité dans la capacité à dire ce qui fait problème, à verbaliser les difficultés plutôt qu’à les enfouir et en souffrir.
Vous vous interrogez, des situations autour de vous résonnent avec cet article: n’attendez pas et contactez-nous, nous pourrons utilement vous éclairer et vous aider à définir les outils à mobiliser dans les contextes que vous vivez.
La souffrance au travail n’est pas une fatalité
La souffrance au travail est loin d’être un épiphénomène ou un phénomène de mode. Elle est très largement répandue dans les organisations, même si elle n’est pas toujours reconnue comme telle par celle ou celui qui la vit. Ce dernier peut parfois être amené à surcompenser avec encore plus de travail, plus de stress et de fatigue, comme une course sans fin et sans but, qui aboutit nécessairement à l’essoufflement ou la cassure. De même, la souffrance au travail n’est pas toujours perçue comme telle par les managers…
Quand elle est enfin identifiée, elle a déjà produit ses effets pervers : pour le salarié, désengagement, démotivation et risques psychosociaux ; pour l’organisation, qu’il s’agisse d’une TPE, PME, ou d’un grand groupe, d’une association ou d’une administration, quelque soit le secteur public ou privé, quelle que soit la taille ou la nature de l’activité, la souffrance au travail a un ressort universel : elle affecte la performance économique, en dégradant la performance sociale.
La prévention et la réduction de la souffrance au travail nécessitent une approche systémique et globale, qui implique tous les acteurs : employeur, salarié et tous les acteurs de soutien autour d’eux. Elle n’est pas une fatalité, différentes approches et interlocuteurs extérieurs, et notamment les médiateurs peuvent apporter leur approche méthodologique et une contribution précieuse au traitement de ces situations.