Dans un monde professionnel axé sur l’excellence et la compétition, les conflits sont monnaie courante et nécessitent une résolution efficace. Mais comment savoir si un conflit de travail a réellement trouvé une solution ? Est-ce que l’accord final ou le plan d’action sont toujours la clé ? La question passerait presque pour provocatrice, tant l’accord final est désiré par les participants comme par le prescripteur (que ce soit le chef d’entreprise, le responsable RH, le juge…). L’accord est souvent considéré comme la meilleure issue pour résoudre un conflit, voire la seule possible. Les intervenants eux-mêmes peuvent éprouver une certaine frustration à clore un accompagnement en l’absence d’accord.
Peut-on pour autant envisager d’autres formes de résolution ? Ma pratique de la médiation des conflits au travail m’a appris que l’accompagnement d’un conflit peut fréquemment s’achever sans accord, tout en procurant de grands bénéfices aux participants… ou encore se traduire par un accord purement formel, l’essentiel se jouant en dehors de celui-ci. Dans cet article, je vais partager avec vous ce type de situations.
Le tiers, élément déclencheur
Parfois, la seule présence – même brève – du tiers suffit à débloquer une situation conflictuelle. J’ai ainsi été récemment sollicité pour un conflit opposant une salariée à sa direction. En entretien individuel, le Directeur s’était déclaré disposé à entrer en médiation. Contactée à son tour, la salariée disait appréhender la rencontre : elle la désirait et était réceptive à l’ouverture de la direction, mais ne se sentait pas encore prête et me demandait un délai de réflexion.
A l’issue de ce délai, elle m’a informé qu’elle se sentait finalement capable de parler directement avec sa direction. La présence d’un tiers ne lui semblait plus nécessaire. L’entretien individuel lui avait permis de se projeter dans la médiation, d’éprouver son propos à travers mes reformulations. En se préparant ainsi à une possible médiation, elle s’était en fait préparée à une rencontre – quelle que soit la forme de celle-ci in fine. Entendre qu’elle était totalement libre l’a aidée à se mettre en mouvement, mais aussi à mesurer pleinement sa part de responsabilité dans la suite des événements.
La clarification
Souvent, le conflit a besoin de sortir du cadre dans lequel il se joue quotidiennement. Les locaux de l’entreprise, son environnement humain, les codes d’interaction propres à chaque collectif de travail, les postures des uns et des autres … tout cela peut favoriser la répétition sans fin des actes et des propos dont le conflit se nourrit.
Il peut alors suffire de changer de cadre pour que les parties s’expriment différemment. Dans un lieu différent, face à un tiers étranger à leur quotidien de travail, elles se surprennent souvent elles-mêmes à dire ce qu’elles n’ont pu – ou su – dire auparavant. Et si des ambiguïtés subsistent, le médiateur est là pour les inviter, sans relâche, à clarifier leur propos. Dans le même temps, chaque partie s’approprie pleinement sa parole, sans attendre de validation de ses collègues ni redouter leur censure.
Cette clarification peut suffire en elle-même à désamorcer un conflit, en particulier si elle intervient précocement. Bien sûr, elle ne mettra pas fin à un désaccord profond, par exemple, sur l’organisation du travail. Mais elle permet de mettre fin aux malentendus, aux spéculations et aux procès d’intention.
La reconnaissance mutuelle
L’accord final peut symboliser le rapprochement auquel les parties parviennent au terme de leurs échanges. Paradoxalement, le succès d’un accompagnement repose souvent, au contraire, sur la capacité des participants à se détacher l’un de l’autre. C’est-à-dire non seulement à couper ce lien que le conflit a fini par devenir entre eux (dans l’espoir, bien sûr, de le remplacer par un lien professionnel apaisé), mais aussi à accepter pleinement que « l’autre est différent ».
Le monde du travail n’encourage pas nécessairement les personnes à échanger sur leurs moteurs profonds, leurs valeurs professionnelles, leurs failles, etc. Quand des comportements nous heurtent, nous les interprétons souvent à l’aune de nos propres modes de fonctionnement. « Si elle a fait cela, c’est forcément parce que … »
La médiation donne parfois la possibilité d’accéder pleinement à l’autre. Il cesse d’être « celui avec lequel nous sommes en conflit » pour devenir une personne complexe, profondément différente de nous-mêmes. Nous comprenons mieux pourquoi il a agi de telle façon par le passé et interpréterons différemment nos interactions futures.
Lorsque cette reconnaissance intervient, et plus encore quand elle est mutuelle, l’accompagnement est d’ores et déjà une réussite. L’accord devient presque superflu. J’ai à l’esprit une médiation dans laquelle, à la seconde rencontre, deux personnes étaient parvenues à se dire l’une à l’autre « quand tu as agi comme tu l’as fait, cela m’a profondément blessée parce que tu as porté atteinte à une valeur professionnelle fondamentale pour moi ; je comprends maintenant que tu ne pouvais pas agir autrement, parce que la situation menaçait de porter atteinte à une autre valeur qui, pour toi, est essentielle ». Quinze jours plus tard, à la troisième rencontre, nous apprenions que ces deux personnes avaient recommencé à échanger seule à seule et n’avaient pratiquement plus besoin de nos services.
Le cheminement individuel
Même si l’accompagnement vise à restaurer le dialogue entre les parties, il peut aussi permettre à chacune de cheminer, individuellement.
Parmi les modes de résolution des conflits, la médiation est l’un de ceux qui insistent le plus sur la responsabilisation des parties. Le tiers n’est pas là pour proposer ses propres solutions au conflit. Il apporte son aide pour que les parties trouvent en elles-mêmes les ressources pour en sortir. Chacun est amené à mesurer avec lucidité sa propre part de responsabilité dans le conflit, à se demander « comment est-ce que je nourris ce conflit, par mes actes ou par mes réactions aux actes d’autrui ? » ; « que puis-je faire, de mon côté, pour sortir de cette situation ? »
Il est fort possible que la réponse à la seconde question semble négative au premier abord : « je peux quitter cette entreprise ». Mais il faut y voir une issue positive du conflit si cette réponse est donnée pour de bonnes raisons. Après s’être ouverte sur ses valeurs professionnelles et avoir accédé à celles de son manager, une salariée peut faire le constat, sereinement, que ces valeurs sont inconciliables – sans pour autant mépriser ou haïr la personne qui lui fait face. Et si ce constat est partagé, on peut s’acheminer vers une rupture conventionnelle qui satisfera les deux parties.
Comment clôturer un conflit du travail ?
Ces quelques exemples montrent que l’accompagnement ne doit pas tendre à tout prix vers un accord final. Le plus important est de mettre les parties en mouvement. L’accord pourra intervenir ensuite, avec ou sans le tiers.